Soleil d'hiver

Les lourdes portes de l'Arkham s'ouvrent avec majesté, dévoilant le petit groupe attendant patiemment de pouvoir pénétrer. Red Lily, Kazed et Abigaïl à bord de leur engin ronronnant, dont le capot fournit une source de chaleur et de maigre réconfort à une quatrième personne à la silhouette pitoyable.


Jeune femme décharnée, le visage creusée par de profondes cernes violettes trahissant un cruel manque de sommeil dû à la marche forcée. Grelotante et collant presque ses mains au capot brûlant, elle semble en pleine discussion avec le dénommé 'KZ'.


- Heureux de faire ta connaissance, katioucha ! Oui, si tu m'appelles Soleil alors laisse-moi t'appeler Katioucha, ton accent me rappelle les miens. Je te raconterai si tu veux. Allons viens, ces paresseux nous ouvrent enfin la porte, laisse-moi être le premier à te souhaiter la bienvenue à Arkham !


- Katioucha, j'aime ce nom. Merci pour l'avoir trouvé, me l'avoir donné et m'accueillir au sein de ...


Brusquement Natalya prend conscience que les portes de la cité, dans son dos, sont ouvertes. Pareil à un animal, la junkie quitte sa source de chaleur providentielle et s'écarte promptement de la rampe d'accès sans un regard pour son interlocuteur. Comme si l'idée même de gêner ce groupe lui procurait une profonde terreur.


Pour sûr qu'une telle équipe de tueurs, la pauvre fille n'en a pas croisé des masses dans sa vie de merde.


"Je ... Allez-y .. Je passe derrière vous, je vais même couper par les barbelés, ça me semble plus court et je vous ferais pas chier là .. Et puis moi j'ai pas de véhicule, alors ça règle le problème .. Allez hop .."



Et de fait, sans se retourner, la jeune femme tente d'enjamber un premier rouleau de barbelés censé constituer le premier rideau défensif de la ville. Et ça ne loupe pas : la junkie s'y accroche les haillons, qui rompent dans un bruit de déchirement. Les mains, les cuisses sont lacérés par les lames de rasoir. Natalya serre les dents et ne bronche pas.

Après une âpre lutte, et une fois le véhicule rentré par les portes béantes, la souillon aux mains tailladées et aux frusques en lambeaux se présente au poste de garde en boîtant. Spectacle comique.


"Salut, mec .. Je m'appelle Natalya. Ouais. J'ai pris contact avec vous, notamment avec Sauveur, depuis quelques lunes.

J.. Je peux rentrer? J'ai très froid. J'ai aussi joué ma conne et j'ai les mains qui pissent le sang .."


Elle déglutit lentement.



"J'ai pas peur de vous, moi, hein. Et puis .. heu .. Le refus de l'ordre n'est pas le chaos. Théorème quarante trois. Ouaip. Chuis une maline, moi. Hum. Sinon, tu saurais où je peux trouver Ljubica? Hm?"



Natalya demeure debout, dansant d'un pied sur l'autre comme une enfant, et soufflant dans ses mains tant pour les réchauffer que pour vainement atténuer la douleur de ses paumes écorchées.

La vigie. Maigre tour de bois, perchoir pour les curieux désirant voir au-delà de l'horizon d'un rase bitûme. Natalya frissonne. Manifestement, la demoiselle attend depuis déjà un bon moment que le colosse d'ébène descende de son observatoire.

Lorsqu'enfin le Noir laisse apparaître sa monstrueuse carcasse, la slave de commencer à jacter.


"Brr .. T'en as du courage, Sauveur. Oui, on m'a dit que c'était toi. Ton autre nom, Gouranga, je le trouve trop brutal. Je ne l'utiliserai plus."


Le souffle blanchi par le froid, Natalya croise les bras sur sa poitrine, barrière contre le gel et la gêne de se retrouver face à pareil colosse.


"Je t'imaginai pas du tout comme ça en fait, c'est drôle, hein? Tu es plutôt du genre .. baraque à casser un nain en deux d'un coup de poignet. Mais, pour moi, tu restes Sauveur. Quelqu'un de sensible au sort des gens, tu n'es donc pas mauvais, en conséquence on peut être ami. C'est pas de la niaiserie, c'est une analyse à laquelle j'ai longtemps réfléchie.. Si, si, je t'assure."


Un timide sourire.


"Bref, je vais pas te saouler longtemps. Je suis passé te saluer et te dire merci de m'avoir guidé.

Et .. Hm .."


Son regard est fuyant, manifestement gênée.


"Dans la salle .. là-bas .. J'ai vu une liste de noms. Y'avait le tien. Et aussi Kazed. C'est .. Hm .. C'est quoi, le projet KO?"

La cahute du colosse n'est qu'une petite masure de bois grossière, avec un confort tout spartiate. Un lit défait, une table de bois massif avec quelques chaises autour, quelques étagères, une petite cheminée en bois, point. Etant précisé que le lit n'est plus qu'un champ de bataille, que la table croûle sous un amas hétéroclite de déchets divers et que les étagères contiennent un bric-à-brac d'objets, de la lance en bois aux piles de vêtements mal pliés. On peut également remarquer des dessous féminins sur le lit et les étagères, semblant suggérer que Gouranga ne vit pas seul ici, ainsi qu'un baquet rempli d'eau au centre de la pièce.

Entrant avec son invitée, Gouranga la plante devant la cheminée, où un petit feu crépitant dispense une agréable chaleur, et se dirige vers l'une des étagères. Il en revient avec une petite boîte de fer blanc, et embarque une chaise au passage, qu'il met à côté de la cheminée avant de poser la boîte dessus. Puis, sans paraître le moins du monde gêné, il commençe à déshabiller Natalya, mettant au fur et à mesure ses vêtements sur la chaise à ses côtés. Lorsque celle-ci n'est plus qu'en dessous face à lui, il s'agenouille devant elle et examine d'un oeil critique ses bras et ses cuisses.

-Ca n'm'a pas l'air trop méchant comme entailles, j'crois qu'on n'aura même pas b'soin d'te recoudre...

Sur ces paroles, il ouvre la petite boîte, en sort quelques bandanges et commence à les enrouler sur les plaies de la petite junkie. Une fois qu'elle est pansée, Gouranga se relève et la toise un instant, laissant errer son regard sur sa taille maigre, presque maladive, et ses yeux cernés et vitreux. Avec un imperceptible soupir, il reprend sa tâche initiale où il l'avait laissée. En d'autres termes, il achève de déshabiller complètement Natalya, toujours sans manifester aucune émotion patente devant sa nudité. Puis il la prend dans ses bras massifs, avec la délicatesse qu'on emploierait pour saisir un animal blessé, la soulevant comme une plume. Il l'amène jusqu'au baquet, rempli d'eau chaude, et l'y dépose doucement.

-Voilà un peu d'savon artisanal...ce n'est pas difficile d'en faire quand on sait faire d'la nitro, héhé... bref, j'te laisse barboter, j'vais voir en cuisine s'il reste d'quoi t'faire un p'tit dîner...

Sur ces mots, il se relève et ressort sans un regard en arrière, laissant Natalya seule...

Sans un mot, contemplant le géant de ses grands yeux sombres, Natalya se laissait faire. Après avoir tant souffert du froid, des privations et de la solitude, un peu de chaleur humaine n'est en rien désagréable. A plus forte raison lorsqu'un colosse paternaliste vous dorlote dans la chaleur d'une bicoque presque douillette.


La jeune femme grimaçe légèrement lorsque Gouranga la dépose dans le baquet d'eau, pourtant à la bonne température. Le temps de réaliser la situation tellement irréelle pour elle, le grand Noir passe la porte sans un regard en arrière.

Vaine tentative pour le rattraper, elle lance un maladroit :


"Hey! M.. Merci!"


Lorsque Gouranga reviendra, c'est assise dans le baquet, la bouille pleine de savon, qu'il retrouvera la demoiselle. Un timide sourire sur le visage, les yeux grands ouverts remontant vers le colosse d'ébène. Quelques battements de cil afin de chasser la mousse, gênante, et la voilà repartie :


"Tu es un ange. Un ange noir! D'habitude ça porte malheur, mais pour moi, j'aurais bien du mal à en dire autant.


Tu sais, tu es quand même un sacré numéro. Tu m'as apporté à manger? Mais t'es incroyable! Elle en a de la chance .."


Natalya, tout en continuant de se frotter les bras de savon, évitant avec soin de mouiller les bandages qui la pansent, incline la tête vers les quelques sous-vêtements féminins qui traînent. L'air quelque peu gênée, son visage semble trahir une attitude d'interrogation quant à la douce qui doit loger en ces lieux.

Après avoir déposé une assiette de bois remplie d'une sorte de soupe dans laquelle surnagent des morceaux de viande indéfinissables sur la table, Gouranga se rapproche du baquet et s'accroupit devant. Son regard exprime un sentiment étrange, mélange de pitié et d'autres scories d'empathie. Puis il fronce les sourcils.

-Gentil ? Qu'est c'qui t'fais croire que j'suis gentil ? L'fait que j'te bute pas d'emblée mais que j'te file à bouffer ? J'ai p'têtre des idées derrière la tête te concernant... des idées loin d'être "gentilles"...

Son regard se perd dans les formes étrange que forme la mousse, semblable par certains aspects aux nuages qui suscitent rêverie et imagination.

-En fait, tu m'fais penser à quelqu'un... une gamine, comme toi, que j'ai croisée dans l'désert il y a plus d'une année de ça. La pauvre crevait d'soif, et l'soleil tapait dur... et rien que du sable à perte d'vue. Elle était prête à tout pour s'désaltérer, et j'aurais pu aisément profiter d'la situation... ou m'en remettre à la loi du plus fort, c'est à dire la mienne à l'époque. J'saurai pas dire pourquoi, mais à l'époque la pitié fût plus forte que l'envie d'la tringler... comme aujourd'hui.

Après quelques instants d'un silence rêveur, il se relève brusquement, ramené à la réalité.

-Bref, ça va refroidir, magne toi d'finir d'te récurer. Voilà aussi quelques vêtements pas trop dégueu que j'ai réussi à trouver.

Obéissant promptement, Natalya achève sa toilette. En quelques instants, et sans pudeur, la jeune femme sort du baquet, utilise ses anciens habits, sales, en guise de serviette, puis se tourne vers ses nouveaux vêtements. Tout en fouillant ce cadeau inattendu, la jeune femme parle par dessus son épaule nue.


"Comment elle s'appelle, cette nana? Elle me ressemblait vraiment? C'est chouette comme histoire .. Oh, c'est doux, j'aime ce tissu.. Et elle est où aujourd'hui? A l'Arkham, j'imagine .."


Dans un mouvement vif et sans précaution, la jeune femme enfile une tunique trop grande pour son corps malingre. Flottant quelque peu dans sa nouvelle frusque à col large, qui lui descend jusqu'à mi cuisse, Natalya se retourne vers Gouranga et sourit en gage de remerciement.


"Merci. Tu as des mots durs, mais t'as un coeur très humain. On fera comme si tu faisais peur, hein, mais tu m'en voudras pas d'être mauvaise comédienne."


A demi habillée, pieds nus sur le parquet poussiéreux, la junkie traverse la pièce sans quitter Gouranga des yeux et s'attable. Sans manières, elle se jette littéralement sur l'assiette qui lui est proposée. De temps en temps, Natalya relève le nez et jette un oeil au colosse Noir mi-admirative, mi-attentive à la moindre de ses paroles.