Vaincre le Vide

Ashansha, visiblement plus agitée que d'ordinaire revint du puits accompagnée de deux silhouettes à la démarche lente.
Sa décision était prise. Elle avait l'aval des habitants...et c'était Arkham.

Zahinutl, le grand singe au regard si vif qui l'accompagnait pourtant depuis si longtemps avait les yeux vides depuis déjà plusieurs lunes. Aux comissures de ses lèvres pendait un long filet de bave à demi séchée et de poussière mêlées.
Costanza, petit homme bedonnant, si prompt à commenter l'action s'était lui aussi tu depuis leur arrivée à Arkham. Ses lunettes, qu'il mettait un soin presque maniaque à garder propres malgré la poussière de la route en étaient couvertes.
Cela faisait trop longtemps, le Vide avait visiblement repris sa place en eux.

Elle prend une profonde inspiration et commençe par s'agenouiller et se dévêtir au milieu de la grande rue d'Arkham. Voile après voile, elle finit par exposer aux éléments son corps, forgé et marqué par des heures de marche, de privations et de combats dans le Desert.
Seul reste en place son masque de bronze, qui cache la partie haute de son visage. Sa bouche tordue en un rictus haineux.
Elle allume un petit débris de plastique informe et elle inspire profondément, en plusieurs fois la fumée blanche qui s'en dégage.

Elle commençe alors à couvrir son corps de dessins, runes ésotériques et autres pictogrammes rituels d'un mélange de poussière, de cendres et de son propres sang en chantonnant une sourde mélopée.

Quand elle eut fini, elle se releva et traça à l'aide de la machette que portait Zahinutl à la ceinture un grand cercle sur le sol. Elle guida ensuite les deux Sans vie au centre du cercle, les tournant vers le soleil en train de se coucher.
En cinq points du cercle elle alluma enfin un feu de camp.

"Regardez bien, vous qui avez choisi de cesser de lutter, regardez, car c'est la dernière fois. Là ou vous irez règnent les tenèbres, car vous vous êtes rendus indignes du don de choix qui vous a été fait.
Regardez... et s'il subsiste une parcelle de ce que vous étiez, sortez du cercle.
Montrez moi que votre mémoire mérite de subsister autrement qu'en moi!
Montrez moi que je n'ai pas à vous dévorer!"

Au fur et à mesure de son discours, elle leur arrache leurs vêtements et les jette dans le brasier du côté ou le soleil se couche.
"Vous n'en aurez pas besoin là ou vous allez..."

Elle entame ensuite une litanie entrecoupée de hurlements de douleur qui va crescendo mais où parait subsister un sens.

"Le Vide vous a pris, ...HYAAA... vous avez choisi de ne pas résister, il vous a pris, AAAAAH ...vous vous êtes perdus dans sa désolation...Que les sables vous engloutissent...
HYAAA que tout ne soit pas perdu et que votre chair nous nourisse....
Que vos os maudits enrichissent sa poussière...VAINE PROMESSE
AAAH VOUS AVEZ CHOISI DE VOUS PERDRE!!
......LE BAUME DU NEANT...UN LEURRE... HYAAA...
VOUS AVEZ CHOISI LE VIDE
HYAAAA

Le soleil finit par se coucher. Elle entame ensuite une dance étrange, syncopée, presque dérangeante autour du cercle, piétinant parfois les flammes, faisant à d'autres moments courir le fil de la lame de la machette le long des corps nus des deux Sans-vie, dessinant des courbes incertaines où perle leur sang que les ombres dansantes, qui se reflètent dans leurs yeux vides, semblent rendre mouvantes.

Sa "danse macabre" se poursuit au fil des heures et les stigmates des deux victimes se multiplient. ils sont bientôt couverts de leur sang frais et de croûtes qu'elle lèche et étale sur leurs fronts, leurs épaules, leurs sexes lors de certains passages près d'eux.
Ses cris perçent la nuit à intervalles irréguliers, de moins en moins cohérents, et de plus en plus bestiaux et inhumains.
Elle s'arrête parfois et tombe au sol, de longues minutes passent, elle est tantôt prostrée, poupée humaine désaticulée, tantôt agitée de violentes convulsions, enragée...
Son corps se marque lui aussi progressivement des chocs des pierres du sol et de l'errance de sa lame sur son propre corps. Plusieurs mèches de ses cheveux sont consumés par les braises des foyers qui servent aussi à marquer ses avants bras, ses cuisses et les leurs.

Puis la danse reprend, puis la trance à nouveau... les flammes, la danse de la lame et le sang. Une succession arythmique et morbide, une cérémonie issue du bord du Desert, du fin fond du Grand Vide et de son esprit marqué.
Soudain, elle se fige entre deux mouvements improbables. Ses yeux fous dans le vague. Elle lève sa lame vers son propre front.
La lame bute sur le masque d'un bruit de combat acharné: Ce n'est ni la morsure du métal dans la chair du vaincu, ni celle des dents dans la chair vivante. Métal contre Métal...
Elle éclate d'un rire dément et reprend sa "chorégraphie".

Les heures se succèdent ainsi pendant toute la nuit...
A l'aube, la voix déchirée par ses hurlements, le voix redevient cohérente.
" Costanza! Costanza! Voilà ta dernière chance de revenir! "

Elle saisit ensuite le cadavre ambulant qu'il est devenu par les cheveux et, tirant sa tête en arrière, le frappe du poing au milieu de son dos ensanglanté afin de le faire avancer et brise le cercle brouillé par sa danse.
Arrivée aux grandes portes ouvertes, baignés par la lumière du soleil levant, elle le pousse à l'extérieur de la ville.
Là, elle le force à s'agenouiller d'un coup de machette derrière chaque genoux. Elle lui crache au visage et, face à lui, lui découvre le cou en poussant sa tête vers l'arrière.
Elle enfonçe par ce geste violent ses ongles dans la chair de son visage et ses yeux mais il ne réagit toujours pas.

Sa gorge est tendue, prête pour la morsure de la lame.
Le premier coup tranche net la carotide et fait jaillir un flot de sang du cou de ce qui était Costanza.
Le second entame vertèbres, mucles et tendons.
Le troisième finit de détacher la tête, qui se détache du torse sanguinolent et frappe le sol d'un bruit sourd.

Elle atrappe la tête par ses rares cheveux et la jette au loin vers d'autres cadavres pourissants qui jonchent l'entrée de la ville en hurlant encore une fois.

"HYAAAA! Pars! Pars! PARS! Sois MAUDIT!"


Elle se rue ensuite sur les restes du cadavre et, plantant la machette dans la cage thoracique du mort, à quatre pattes, elle finit d'en extraire le coeur de ses mains nues et le lève vers le soleil. Elle le porte ensuite à sa bouche et mord dedans, elle finit de le dévorer en se relevant. D'abord à genoux puis dressée vers le soleil.
Debout, la bouche et le torse ruisselant de sang frais, les bras en croix, toujours tournée vers le soleil elle hurle une dernière fois.
"TU ...NE ...M'AURAS ...JAMAIS !"

Elle revient ensuite vers la ville d'un pas décidé, il lui reste à honorer son plus ancien compagnon...

Elle revient près du cercle et de ce qui était Zahinutl, toujours debout, le regard vide.
Elle s'agenouille ensuite près d'un des foyers, presques éteint, et se prépare à recommencer le rituel. Visiblement éreintée par sa nuit blanche, elle entame à nouveau ses chants. Comme les effets du plastique semble s'estomper, elle remet à bruler des restes à demi calcinés et en inspire la fumée blanche.

"Regarde, Zahinutl, et regarde bien, car c'est aussi la dernière fois que le soleil se lève pour toi.
PUTAIN REVEILLE TOI ! Kiraho Ashansha ! Zatsolaletl?"
Elle se lève et gifle le grand singe, lui aussi marqué par la cérémonie nocturne, à plusieurs reprises. Elle l'attrape par les deux épaules et le secoue violemment puis marque chacun de ses mots par un coup de poing dans son ventre.
"ETLI KIRAHO ZAHINUTL, PAS UN PUTAIN DE SANS VIE!
Kokaletl en dehors du cercle! KOKALETL, bordel !
ZATSOLALETL, ZA TSO LA LETL?"

Zahinutl cracha du sang.

Il tomba sur les genoux devant les yeux ébahis d’Ashansha.

Une lueur réapparaissait dans ses yeux il y a quelque instant vide. Il porta sa main sur son visage, masquant le soleil qui lui brûlai les yeux .

"Ashansha… " murmura-t-il avant de s’effondrer nu sur le sable.

Un sourire se dessina sur ses lèvres.

Elle le regarde tout d'abord, interloquée.
Son esprit encore embrumé par le plastique la fatigue de la nuit blanche et la tension du sacrifice a du mal à réaliser la situation.Elle hésite pendant un long moment de stupeur.
Il est revenu?
Sa machette tombe à terre, elle heurte une des pierres de la rue et ce bruit de métal résonne au plus profond de sa conscience.
"Tu es revenu ! Tu l'as VAINCU! "
Elle se remet à hurler en titubant tout autour du cercle. Cette fois, ce sont des hurlements de joie.
"IL EST REVENU! IL EST REVENU! YOUHOUU!!
QUE CHACUN LE SACHE: AUJOURD'HUI ZAHINUTL EST REVENU DU GRAND VIDE!
Elle le pointe du doigt en s'approchant de lui, toujours inconscient au sol.
"Je le savais! Je savais que tu reviendrais! Hahaa"

Elle prend soudain conscience de son état.
Elle se jette à genoux tout près de lui
"Putain, tiens bon, ne repars PAS!"
Elle saisit tout doucement sa tête blessée et la pose délicatement sur ses cuisses, en veillant à ce que son ombre le couvre au maximum.
Ses cris se meuvent en un murmure, presque une prière, sa voix cassée par ses excès reprend:
"Ne repars pas ne repars pas ne repars pas..."

après quelques instants elle hèle les passants matinaux
"Un médecin, bordel! Trouvez moi un médécin!
et filez moi de quoi le faire bouffer et boire pour cette lune!"
Elle baisse ensuite la tête, soudain silencieuse et ses larmes creusent des sillons clairs dans la crasse et le sang séché sur ses joues sous son masque.