Intronisation, bis repetita

La même arrière-salle sobre, avec sa table de bois brut et son odeur de sciure, accueillait cette fois-ci d'autres postulants : Ashansha, Castor Troy, Cixi, Ulrick von Kursell, Zahinutl,ainsi que Nick Samaire qui participerait via radio.

Les candidats avaient pris place face à lui, et commençaient à se sentir vaguement mal à l'aise par l'ambiance étrange et le silence oppressant, uniquement ponctué de quelques respirations et de grésillements de radio. Car Gouranga, qui dévisageait tour à tour les 4 candidats physiquement présents, ne semblait pas pressé de prendre la parole. Ca aurait pû être une manoeuvre rhétorique pour les déstabiliser, mais la réalité était bien plus simple : pour une fois, il n'avait aucune idée de conneries à sortir. Et la présence de Cixi, toujours aussi désirable, n'était pas faite pour l'aider...

Malgré tout, après quelques instants de flottements, l'inspiration vint. Fouillant dans son sac à dos, il en sortit un livre en très mauvais état, mais dont le titre était encore lisible : "Le jardin d'Epicure". Le feuilletant rapidement, il retrouva le passage qui l'intéressait, et se mit à lire à haute voix :

"Je sens que nous sommes dans une fantasmagorie et que notre vue de l'univers est purement l'effet du cauchemar de ce mauvais sommeil qu'est la vie."

Il s'interrompit alors quelques instants, le temps de laisser ses auditeurs s'imprégner de ces mots, avant de reprendre.

Sans déconner, c'est pas mortel comme phrase, hein ? J'sais pas quel allumé a écrit ça, vu que son nom est illisible*, mais il s'y connaissait dans l'art de dire d'façon compliquée c'qui est simple à la base, héhé. Malgré tout, j'trouve qu'il n'a pas tort sur l'fond. En clair, il dit que la vie n'est qu'un rêve, ou cauchemar, plutôt. Il croyait pas si bien dire...

Bon, rien d'tel qu'une jolie métaphore² pour expliquer un truc, car les images, ça parle à tout l'monde, même aux plus obtus. L'homme a toujours dormi et rêvé, et cette tendance n'a fait que s'accroître avec l'évolution historique. Plus il avançait, plus il trouvait d'moyens efficaces pour rêver. Les sociétés étaient d'immenses dortoirs, de plus en plus confortables à mesure que la politique progressait. Les berceuses, c'était les divers laïus, religion, philosophie, morale, etc, qui sont devenus ni plus ni moins que des somnifères intellectuels avec les iédologies politiques, la littérature et la publicité.

C'est pendant le sommeil qu'on apprend, paraît-il... ce qui explique bien des choses, notamment l'efficacité du conditionnement des trois derniers millénaires de sommeil de l'humanité. Conditionnement, parfaitement : tous ceux qui ont connu l'avant-Crash n'étaient ni plus ni moins que des biens organiques ayant une valeur, le SMIC généralement, des extensions de leurs possessions matérielles, des sous-produits d'un mode de vie devenu une obsession. On vous conditionnait à être heureux. On créait les problèmes en même temps que les solutions. Vous étiez gros ? Achetez des céréales au chocolat qui font maigrir. Vous puiez d'la gueule ? Achetez le chewing-gum qui lave les dents. Vous aviez une vie d'merde ? Persuadez-vous que vous irez au Paradis, ou achetez d'autres Bibles sociales : des magazines qui permettent de vivre par procuration les vies trépidantes de blondasses cocaïnées qui chantent des reprises de reprise de reprise merdiques à la base.

Rassurez-vous, le cauchemar a pris fin. Temporairement. Car même si le Crash nous a réveillés et nous a rappelés à la réalité, telle qu'elle est, les pharmaciens à gélules miracles de tous horizons et de toutes confessions n'ont pas perdu de temps pour tenter de rendormir l'homme. C'est là que le Projet KO intervient : il regroupe tous ceux qui ne veulent plus dormir pour ne pas vivre, et qui sont prêt à transformer le monde en une rave-party géante pour rester éveillés. Les activistes, dans ce merdier, ce sont avant tout les DJ et les dealers d'ecstasy.

Plus sérieusement, les activistes luttent sur deux fronts : l'extérieur et l'intérieur. Au niveau extérieur, ils font tout pour en finir avec l'agonie du monde d'avant Crash, via des gestes concrets ou symboliques. Par exemple, se torcher le cul avec des billets de banque ou buter ceux qui ont encore des cartes éléctorales. Au niveau intérieur, ils font tous ce qu'ils peuvent pour se libérer du conditionnement qu'a été leur existence jusque là, en niant la morale, en baisant, en consommant des drogues... en arrêtant le prêt-à-penser des valeurs lentement inséminées au cours du temps.

Bon, postillonner aussi longtemps donne soif, j'vais aller m'rincer le gosier. Pendant ce temps là, cogitez sur votre envie de devenir un activiste, et surtout sur les raisons. Vos raisons.

Gouranga se lève alors, étire ses gros membres, et s'en va quelques instants se chercher un verre.

[HRP]
*L'auteur de ce livre est Anatole France, un très bon écrivain français selon moi.
²Je précise pour les plus littéraires d'entre vous qu'il est évident que Gouranga galvaude complètement le propos d'A.France et que sa diatribe n'a rien à voir avec la pensée réelle de l'auteur

Alors pour moi, les gouvernements, les religieux, les dirigeants, n'importe qui qu'un de l'autorité, c'est que des putains de raclures ! Ca mérite le bucher des types comme ça, on a pas à vivre comme d'autres voudraient qu'on vive, on est des mecs libres nique sa mère, on a pas à suivre un type qui se proclame chef de quoi que ce soit. Un mec qui donne des conseils passe encore, mais des ordres putain non. Ouais bon c'est peut-être moins sage que vous, mais j'en ai rien à branler, moi le projet me branche pour buter ces crevures ...

Elle attend patiemment que Nick finisse pour enchainer :

"Je ne suis pas là pour regretter ou critiquer les choix désastreux faits par Ceux d'Avant. Mais je ne suis pas assez stupide pour souhaiter faire les mêmes erreurs. Nous sommes ici, maintenant, notre passé est mort, notre avenir bien sombre.
Le Desert choisit qui il laisse vivre, il le fait à chaque lune qui passe et continuera à la faire bien après que nous ayons cessé de les compter.
J'ai toujours considéré ma survie et celle des miens comme mon unique priorité, l'expression ultime de mon individualité. J'ai pour cela volé, tué des voyageurs, mangé leur chair et je ne regrette aucun de ces actes car aucun n'a su me convaincre de faire autrement tant leurs existences étaient vides ou calquées sur celles de leurs ancêtres d'Avant.

Je suis une nomade du Fract' et une cannibale convaincue.
L'occasion d'integrer le Projet amène dans mon existence aux perspectives limitées, dans ce Desert dont les puissances seraient les ombres des régimes du passé, une occasion formidable de contribuer activement à empêcher de nouveaux systèmes, de nouveaux régimes qui nieraient les libertés individuelles fondamentales de chacun de s'établir.
Je vois le Projet à terme comme LE contre-pouvoir, infiltré partout où il doit agir, ses membres faisant ce qui doit être fait pour le salut de chacun.
Je m'en voudrais le reste de mes jours si je refusais de jouer mon rôle dans cette ambitieuse entreprise."

Ulrich était complètement dépassé par les évènements. Il s'attendait à une espèce de rite de passage comme dans sociétés secrètes de l'ancien temps, avec des femmes nues aux corps huilés et des gongs gigantesques dont les vibrations résonneraient dans les poitrines.
Il n'y avait rien de tout cela...
Il n'y avait qu'une petite salle miteuse et Gouranga qui leur demander d'exprimer les raisons de leur présence ici.
Quelle angoisse, lui qui avait une sainte horreur de parler en public.
Mais l'intervention d'Ashansha le poussa à s'exprimer.

J'ai juste besoin de trouver un sens à mes journées. Arrêter de me lever le matin pour rien, trainer en ville et tourner en rond. Effectuer les mêmes tâches sans fin, dormir et recommencer.
Avec ce projet, j'ai trouvé un but et que ma venue dans cette citée n'aura pas été que le fruit d'un quelconque hasard.
Je place ce projet au dessus de ma propre vie, car une vie vide est une vie perdue.

Ulrich baisse la tête, le rouge aux front, craignant d'en avoir trop dit, ou au contraire, pas assez. Ou tout simplement d'être passé à côté de la question...

Après avoir laissé planer quelques instants le silence, afin d'être certain que tout était dit, la concertation avec les autres activistes qui étaient à ses côtés commença. Après quelques instants, Gouranga se retourne vers le groupe de postulants tout en triturant sa radio jusqu'à parfaitement capter la fréquence de Nick.

-Bon pour toi l'négro c'est ok, t'es des nôtres.

Il désigne ensuite Ulrich du menton

-Pour toi ça d'vrait aller aussi, juste un dernier truc à vérifier seul à seul. Barre toi maintenant, tu schlingues pire qu'un chacal.

Ensuite, il se retourne vers Ashansha et le grand singe

-Pour toi, j'crois que c'est encore trop tôt. Ton conditionnement est pas encore tout à fait vaincu, notamment en c'qui concerne ton attachement aux biens matériels. Bref, on va considérer que toi et l'singe, z'êtes des partisans, et on reparlera de votre candidature d'ici quelques temps.

Enfin, c'est le tour de Castor Troy et de Cixi

-Cixi, j'crois que c'est encore trop tôt pour toi aussi, t'as pas l'air très sûre d'toi. On en reparlera. Quant à toi Castor... t'es motivé et fiable, mais ça coince un p'tit peu au niveau familial.

Gouranga attend que les autres candidats sortent pour parler seul à seul avec lui

-Tu connais Buducnost j'crois, non ? Ben l'un des gars influents là bas, c'est un certain Pollux Troy... ton frangin, a priori. Et l'problème, c'est qu'on n'est pas tout à fait d'accord avec la vision d'cette communauté... donc il s'pourrait bien que tu t'retrouves face à ton frère un jour dans l'futur. Tu crois pouvoir assumer ça ?

Castor s'attendait à une observation de ce genre. Il était effectivement nécessaire de mettre les choses au clair.

Pollux ne sait pas se défendre seul. Donc quand nous avons constaté que je mettrais plusieurs années à le rejoindre je lui ai demandé de rassembler des hommes autour de lui. Ce qu'il sait faire le mieux, ce qu"il a fait. Il se sont appelés les Dioscures. Ils ont fini par fonder Buducnost, et d'autres errants se sont joint à eux. La vision des Dioscures et celle de Buducnost n'est pas forcément la même.

Pour ma part Buducnost j'en ai rien à branler. Seulement non effectivement il n'est pas question d'aller la bas pour y affronter mon frère mais pour le récupérer, lui seul, ou tout ou partie des Dioscures si certains sont intéressés.

Alors plutôt que d'envisager de m'envoyer la bas pour casser la gueule à mon frère, laissez moi plutôt le convaincre de nous rejoindre, et le Projet KO aura à sa disposition les compétences d'un petit génie charismatique.

En effet, nous ne devons pas oublier que notre but premier est de répendre nos idéaux anarchiques à travers le désert, afin d'éviter un nouveau crash. Même si pour certaines personnes nous serons probablement obligés d'utiliser la violence pour arriver à nos fin, pour beaucoup d'autres, nous devons leur faire voir la vérité et leur proposer la voie du projet KO. De mon avis personnel, toute personne ou tout groupe de personnes partageant mon idéal, est la bienvenue à mes cotés.

Gouranga avait gentiment envoyé Ulrich aller voir ailleurs si il n’y était pas. Ce n’était pas un problème.
La politesse n’était pas son fort et il ne réclamait certainement pas que les autres la lui rende.
Ce qui le gênait, c’était la formulation employée…

Seul à seul ? Genre tu me files un rencard Gouranga ?

Ulrich fronça les sourcils, ce qui eut pour effet de faire tomber en tourbillonnant des pellicules aux pieds du grand black. Il sourit, amusé de trouver de la neige même en plein désert…

J'te parle pas d'affronter ton frère Castor, juste d'réfléchir à c'qui s'passerait si jamais ton frère et les autres Dioscures refusaient d'nous rejoindre : eux et le Projet KO seraient ennemis... et toi tu serais entre nous, obligé d'choisir entre l'Projet et ton frangin. Donc si tu t'engages dans la voie d'l'activisme, faut que tu sois sûr d'toi... et que tu saches ce qui t'attends peut être.

Bah c'est un risque que je prend mais mon frère est assez intelligent pour prendre les bonnes décisions.

C'est de toi qu'il s'agit, là, on avisera pour ton frère en temps utile... donc si tu nous certifie qu'en cas de divergence, le Projet passe avant la famille, t'es des nôtres.

Non désolé, il semble qu'on ne va pas pouvoir s'entendre alors car ma famille passe toujours en premier. C'est bien dommage que tu le prennes comme ça.

Sur ce la porte tremble sur ses gonds suite à un choc violent provenant de la pièce attenante. Une voix masculine se met à baragouiner un monologue obscure.

On t'avait prevenu castor.

Il suffirait simplement que ton frere soit des notre aussi....

Gouranga hausse un sourcil, étonné par l'intervention de Kam. Après lui avoir conseillé de freiner un peu sur les champis, il se retourne vers Castor.

-Hum, t'as la force d'tes convictions, et c'est tout à ton honneur...mais j'dois avouer que c'est pas trop c'que j'voulais entendre. Donc puisqu'il semblerait qu'on n'peut avoir les frères Troy qu'ensemble, il va falloir qu'on cause sérieusement avec ton frangin par radio, histoire d'voir comment résoudre ce p'tit problème. En attendant, j'crois que tout a été dit ici.

Il se lève pour conclure l'entrevue, et sors voir qui fait du merdier dans l'autre salle